Km0, Udaipur. 


L'Inde révoltante : près du trottoir sur lequel nous attendons notre bus pour Mumbai, il y a cette petite fille qui joue avec rien, ou plutôt avec ce que la rue à bien voulu lui offrir. Elle attire notre attention sans en avoir l'intention, elle joue passionnément avec une toupie de plastique, essaye de tirer le meilleur profit d'un jouet pourtant peu profitable. Elle semble partager des traits avec une autre petite fille que je connais bien. Elle est d'une innocence rare au beau milieu de la folie indienne, de ces rues animées, de ces trottoirs dégoûtants. Soudain, cette image me révolte, des questions me submergent. Qu'adviendra t'il d'elle dans une société qui nous paraît si folle ? Quel pourrait être son avenir dans une Inde qui peine à se défaire de ses vieux démons, marquée par d'immenses inégalités, un système de caste injuste, une condition de la femme souvent immorale. 

Et puis cette petite fille nous aimerions l'emmener dans l'un de ces restaurants sympas dans lesquels nous ne prenons pourtant à peine plaisir à manger, lui faire visiter des boutiques de jouets dont elle ressortirait chargée. 


Oui mais voilà, cette petite fille que l'on plaint tant elle est trop occupée à distribuer les sourires, comme autant d'invitations à relativiser. Car l'Inde est un pays où il y a toujours pire, et elle semble le savoir. Son père vend péniblement et pour quelques roupies de petites tasses de thé sur un vieux chariot de bois. Elle a probablement un toit pour dormir, et bien souvent de quoi manger. Alors il y a en effet bien pire, il y a tous ces orphelins que nous pouvons croiser, ces gamins qui vivent nus, noirs de poussière et aux cheveux grisés. Il y a aussi ces gamins mutilés, aveugles, handicapés. Il y a ceux que nous voyons et ceux que nous ne verrons plus jamais.

De cette manière, l'Inde invite à l'introspection, il s'agit de la regarder pour mieux se voir, de la découvrir pour mieux se connaître, de l'aimer telle qu'elle est pour mieux s'estimer. 

Parce qu'il y a des instants où il est honteux d'être aussi chanceux, et qu'il y a des instants où la véritable chance est de recevoir un sourire de cette enfant.




Km890, Mumbai.


l'Inde oppressante : si l'Inde est folle, Bombay ou désormais Mumbai est folle à lier. En bus nous mettrons cinq heures pour la quitter. Parce qu'elle est immense, et immensément embouteillée. Chaque mètre carré y est habité, chaque bout de pavé y est foulé. Entre mer et collines se tassent vingt millions d'habitants, et autant de destins bien différents.

De la fenêtre de notre bus qui prend désormais la direction de Goa, se déroule ainsi un "spectacle" unique. Il y a d'abord ce gamin, sale et maigrichon, qui fait ses besoins en haut d'un remblai, le long d'une route bondée, aux pieds d'un panneau publicitaire de la taille d'un terrain de tennis et vantant les mérites d'une voiture de luxe. Des questions, encore.

Que pense t'il ce gamin, d'un pays qui semble avancer sans lui, de tous ces incroyables grattes-ciels, qui surplombent d'immenses bidonvilles ? Et que pense t'il de ces berlines allemandes qu'il voit passer sous un pont lui faisant office d'habitation ? Peu de réponses, peu importe, quel spectacle... Et aux volants de ces berlines allemandes, justement, il y a ces hommes quittant leur bureau situé dans l'une de ces tours qui approchent un ciel par ailleurs trop pollué. Des questions, toujours. Qu'est ce que cette élite indienne peut penser de sa société, aux commandes de bolides pouvant atteindre 300km/h mais à l'arrêt dans de gigantesques embouteillages parfois causés par la présence de vaches sacrées que personne n'ose vraiment déloger ? Que passe t'il par l'esprit de ces hommes sophistiqués lorsqu'un "sadhu" seulement vêtu d'un slip et d'une étoffe orange, au corps recouvert de cendres, décide soudain de s'arrêter devant leur véhicule pour le bénir ? Et que pensent-ils de ce gamin, de ses semblables, sous ces ponts, sous ces arbres, peuplant une seule et même société dont ils semblent pourtant se trouver à une éternité ?



Km1250, pleine brousse.


L'Inde excitante : une heure du matin, notre "Manish bus" numéro 7574 sur lequel nous avions misés tous nos espoirs dans notre ruée vers les plages goanaises nous abandonne lâchement. Suspension cassée dans un virage d'altitude mal négocié. Qui recherche l'aventure la trouve décidément en Inde ! Nous passerons près d'une heure trente sur le bord de la route, observant l'un de ces spectacles fabuleux dont ce pays à le secret. Personne ne semble étonné par la situation, nous ferons mine de ne pas l'être davantage.  

Je propose mes talents de mécano (non je déconne je tiens juste la lampe de poche) mais notre chauffeur semble bien trop perplexe quant à l'issue. Les bus se succèdent en cette nuit de pleine lune et sur cette route pourtant en piteux état, nous attendrons donc celui qui comptera quelques places libres. Par chance, ce sera un "sleeper" et nous profiterons d'une petite cabine d'à peine deux mètres carrés, séparée du couloir par un rideau, pour terminer sereinement notre nuit. Demain se dressera devant nous l'état de Goa, ses plages de sable fin sous 35 degrés. Encore une autre version d'une Inde aux milles visages.