De quelle meilleure manière que par une étape à Varanasi pouvions-nous conclure notre périple indien ? Sans doute aucune !

D’abord parce que la cité, l’une des plus anciennes au monde, renferme des scènes auxquelles, quelque part, il faut être préparé, puis parce qu’il y est question de la fin - à travers la mort, la réincarnation - et la symbolique est ainsi toute trouvée. 

Allez, direction l’ancienne Benarès, donc, que l’on atteindra au terme d’un vrai petit pèlerinage ! Au programme : deux trains, un bus, et deux nuits de transit. Agra (encore !), puis Lucknow. Nous quitterons cette dernière à 10h le matin, pour une journée que nous pensions ne jamais terminer... Mais voilà, après 9 heures consécutives au fond du même bus bondé, nous doublons une camionnette sur le toit de laquelle semble être posé un corps, recouvert d’un linceul coloré et de fleurs, attaché à une civière de bambou. Pas de doute, la cité sacrée n’est plus très loin.

Car Varanasi c’est d’abord la mort, à travers le Gange. Pour la petite histoire, le fleuve serait sorti de l’orteil de Vishnou, et heureusement arrêté dans sa course folle par Shiva, qui l’emprisonna dans sa chevelure avant de le faire descendre sur terre au compte-goutte, pour éviter tout raz-de-marée. Au passage, les eaux viendront purifier les cendres des 60000 fils du roi Sagara, brûlés par un éclair de colère du sage Kapila... Et ainsi tout s’explique !

Voici en tout cas pourquoi, aujourd’hui et depuis bien longtemps déjà, les croyances veulent que tout hindou qui meurt ici soit libéré du cycle éternel des renaissances. Le corps est brûlé, puis confié au Gange, et les cinq éléments dont il est composé retournent à leur place. Point final, plus de réincarnation malheureuse. 

Et tout cela se déroule précisément sur les «ghats», à savoir des escaliers qui suivent la courbure du fleuve sur plusieurs kilomètres, et dont deux sont dédiés aux crémations. Le principal accueille une dizaine de bûchers sur une plate-forme où le feu ne s’est, véritablement, jamais arrêté depuis plusieurs milliers d’années. Les corps des hindous de basses castes sont brûlés tout en bas, au bord du Gange, ceux des Brahmanes le sont tout en haut, sur une estrade. L’hindou sans sous ne brûle que partiellement, la faute à un bois bon marché, de mauvaise qualité. Le cadavre est remis tel quel au Gange, au plaisir des vautours et corbeaux... Le riche défunt, lui, se voit offrir du bois de santal. Et s’il le pouvait encore, il verrait au terme de trois heures d’une parfaite crémation, l’arrivée des orpailleurs autour de ses cendres, à la recherche de dents et de bijoux en or...

Avant tout ça, en termes de «folklore», la famille verse de l’eau du Gange dans la bouche du cadavre. Il revient alors au fils aîné, qui pour l’occasion s’est rasé la tête mis à part un petit épi, de mettre le feu au bûcher tout en tournant 5 fois autour.

A noter, les femmes, car trop «pleureuses», sont exclues des cérémonies. Les cendres sont ensuite confiées au fleuve, alors que les âmes, elles, sont déjà au ciel depuis longtemps. Ainsi soit-il pour chacun, à Varanasi. Quelques exemptés : les sadhus (vieux sages qui ont renoncés à tout bien matériel), les victimes de cobras (serpents sacrés) ou encore... les vaches. Tous ceux là, déjà très purs, échappent donc au rituel de purification par le feu et sont bien souvent directement immergés dans le fleuve. Bref, voici l’Inde millénaire, la vraie, celle qui est aussi passionnante qu’injuste et cruelle. Varanasi la symbolise à merveille. Et pour toutes ces raisons la cité sacrée ne peut pas plaire à tout le monde. Car comme le pays qui l’abrite, et peut être à plus forte raison encore, Varanasi, on déteste ou on adore. Ainsi, mieux vaut savoir oublier ses codes occidentaux... J’ai gardé jusqu’ici à l’esprit le discours de cette australienne rencontrée en novembre à Jaisalmer. Elle était revenue de Benarès dégoûtée, et parlait d’une «pseudo spiritualité», dans une ville où le rapport à l’argent serait bien trop présent. On en revient donc à la question du profane et du sacré. Car oui, la mort, l’argent, la vie, c’est tout ça Varanasi. Mais ce que certains peuvent prendre pour un «business» de la foi et de ses traditions fait, depuis toujours, partie intégrante de cette religion. Et pour autant il n’y a rien de faux, rien de «pseudo quoi que ce soit» dans ce que Varanasi donne à voir. Car la ferveur, elle, ne ment pas. Et car Varanasi, outre la mort, c’est aussi la vie ! 

Et la vie déborde le long des ghats, dès le soleil levant. Des centaines et des milliers de rituels, des ablutions, des lessives, des bains purificateurs, des bains tout court, dans une agitation si bon enfant. Les buffles viennent eux-aussi se baigner, les chiens errants sont nourris par les passants, les chèvres et les vaches sacrées, plus nombreuses, encore, ici qu’ailleurs, se nourrissent des fleurs déposées sur le Gange, et qui se sont échouées. Les singes ne sont jamais très loin, et les chats, dans tout ça, ne font pas les malins !

Les barbiers arrivent, prêts à tout pour quelques roupies, même à raser l’imberbe que je suis... Les masseurs, les vendeurs de fleurs d’offrande, les nettoyeurs d’oreille, les astrologues, les mendiants... tous sont là aussi. Des gurus lisent des textes sacrés, des sadhus cherchent de quoi petit-déjeuner. C’est l’heure du yoga, et des premiers départs en bateau, pour les touristes. Ces derniers, et nous n’échappons évidemment pas à la règle, sont donc largement sollicités, pour ne pas dire gentiment harcelés, par une partie de ce petit monde, de cette petite vie qui s’organise ici. Ça fait partie du jeu, l’Inde est ainsi...

Bien plus tard, avec la nuit, vient l’heure des cérémonies. La foule se presse sur le Ghat principal, les chants sacrés débutent alors, rythmés par d’innombrables tintements de cloches. On assiste au fabuleux spectacle donné par de jeunes prêtres qui, alignés face au Gange, offriront aux Dieux de longues chorégraphies, emplies de significations et souvent liées au feu.

Des centaines de bougies fleuries flottent sur le fleuve sacré. La cérémonie touche désormais à sa fin, le Ghat commence à se vider, mais nous savons déjà qu’il ne le sera jamais tout à fait. Car en ce lieu il y aura toujours de la vie, qu’importe que vienne la nuit. De même qu’à quelques pas de là, sur le principal «Burning Ghat», la mort non plus ne connaîtra pas de répit...